Le tout premier Premier ministre indien, Jawaharlal Nehru, avait qualifié l’Afrique de « continent frère » de l’Inde, en reconnaissance de leurs longs liens d’affinité. Depuis les années 1960, les Premiers ministres indiens se sont rendus 76 fois en Afrique, un niveau d’engagement inégalé par les autres partenaires extérieurs de l’Afrique. Entre 2015 et 2022, New Delhi a reçu plus de 100 dirigeants africains, tandis que chaque pays africain a reçu un ministre indien. Les relations indo-africaines portent sur la culture, l’éducation, le commerce, la coopération technique, l’énergie, l’agriculture, la sécurité maritime, le maintien de la paix et la formation militaire professionnelle.
L’Inde renforce également les capacités en matière de bonne gouvernance par l’intermédiaire d’institutions telles que l’« India International Institute of Democracy and Election Management », qui a formé des centaines d’acteurs africains et asiatiques. Afin de mieux comprendre cette relation importante, mais méconnue, le Centre d’études stratégiques de l’Afrique s’est entretenu avec plusieurs experts indiens et africains pour connaître leur point de vue.
Les engagements stratégiques de l’Inde en Afrique
Grâce en partie au lobbying intensif de l’Inde, l’Union africaine a été incluse en tant que membre à part entière du G-20 lors du sommet de New Delhi en septembre 2023. Qualifiant l’Afrique de « priorité absolue de l’Inde », le Premier ministre Narendra Modi avait alors déclaré : « Lorsque nous utilisons le terme « Sud global », il ne s’agit pas seulement d’un terme diplomatique. Dans notre histoire commune, nous nous sommes opposés ensemble au colonialisme et à l’apartheid. C’est sur le sol africain que le Mahatma Gandhi a utilisé des méthodes puissantes de non-violence et de résistance pacifique. C’est sur cette base historique solide que nous façonnons nos relations modernes ».
Le prochain sommet triennal du forum Inde-Afrique est prévu pour 2024. En janvier 2023, 47 pays africains avaient participé au « Sommet de la voix du Sud ». En juin 2023, les dirigeants des gouvernements africains et indiens, du secteur privé et de l’industrie s’étaient réunis à New Delhi pour le 18e conclave Inde-Afrique organisé par la Banque indienne d’import-export (EXIM) en partenariat avec les ministères indiens des Affaires étrangères et du Commerce.
Les échanges commerciaux entre l’Inde et l’Afrique ont augmenté de 18 % par an depuis 2003, pour atteindre 103 milliards de dollars en 2023. L’Inde est ainsi devenue ainsi le troisième partenaire commercial de l’Afrique, après l’Union européenne et la Chine.
L’Inde est également le deuxième créancier en Afrique, avec des partenariats public-privé solides et des garanties protégeant les débiteurs contre le surendettement. En fait, la majeure partie de l’aide indienne est acheminée par l’intermédiaire de la Banque africaine de développement (BAD), à laquelle New Delhi a adhéré en 1983. Les investissements totaux de l’Inde en Afrique s’élèvent à 70 milliards de dollars, un chiffre que la puissante Confédération de l’industrie indienne souhaite porter à 150 milliards de dollars d’ici à 2030.
« L’histoire unique de l’Inde en Afrique donne du poids à son engagement stratégique », note Aly-Khan Satchu, un indo-kényan, entrepreneur et investisseur de renom. « Les Indiens-Africains occupent une place de choix dans le paysage africain », explique Veda Vaidyanathan, chercheur associé au Centre pour le progrès social et économique (CSEP) de New Delhi et au Centre asiatique de l’université de Harvard. Ils constituent une partie essentielle de la classe moyenne africaine et jouent un rôle prépondérant dans l’éducation, la santé, l’industrialisation et le commerce, tout en participant à la vie politique et en servant dans les forces armées.
Les Indiens-Africains constituent une partie essentielle de la classe moyenne africaine et jouent un rôle prépondérant dans l’éducation, la santé, l’industrialisation et le commerce.
« Alors que les Indiens de la première génération étaient considérés comme des étrangers dans les paysages africains, les Africains issus de la seconde ou de la troisième génération d’immigrés d’origine indiennes ne sont pas du tout considérés comme des étrangers », ajoute M. Vaidyanathan. « Lorsque j’interroge des Indo-Kényans de première ou de deuxième génération, par exemple, ils me considèrent comme « l’autre », ce qui est une caractéristique commune des attitudes indo-africaines. « Ils sont des initiés, tissés dans la tapisserie de leur pays d’adoption ». Shobana Shankar, professeure à l’université de Stony Brook, souligne le caractère nuancé et historiquement complexe de la relation dynamique entre l’Afrique et l’Inde, qu’elle qualifie d’« infrastructure émotionnelle avec ses hauts et ses bas qui contribuent à atténuer les tensions et à maintenir les liens. »
Dès son indépendance, l’Inde a cru qu’elle était destinée à devenir une grande puissance, c’est-à-dire une Inde autonome et puissante sur les plans économique et militaire, jouissant d’un respect et d’une influence à l’échelle mondiale. Ces ambitions restent ancrées en Afrique. Abhishek Mishra, chercheur associé à l’Institut Manohar Parrikar d’études et d’analyses de défense, affirme que les ambitions mondiales de l’Inde reposent sur la coopération Sud-Sud, qui dépend d’une « Inde ascendante et d’une Afrique résurgente ». L’idée maîtresse de la politique africaine de l’Inde est donc de « se développer ensemble sur un pied d’égalité ». Ces principes sont exposés dans les « principes de Kampala », dix principes fondamentaux énoncés par le Premier ministre Modi lors de son discours devant le Parlement ougandais en juillet 2018. Les deux premiers énoncent ce qui suit :
« L’Afrique sera au cœur de nos priorités. Nous continuerons à intensifier et à approfondir notre engagement envers l’Afrique. Comme nous l’avons montré, elle sera soutenue et régulière. »
« Notre partenariat de développement sera guidé par vos priorités [africaines]. Nous renforcerons autant que possible les capacités locales et créerons autant d’opportunités locales que possible. Ce sera à des conditions qui vous conviendront, qui libéreront votre potentiel et ne limiteront pas votre avenir ».
Ces principes généraux englobent les autres intérêts à moyen terme de l’Inde :
Obtenir le soutien de l’Afrique à la candidature de l’Inde à un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.
Travailler avec les pays africains pour restructurer les institutions financières et multilatérales mondiales afin de donner la priorité aux pays du Sud.
Établir un partenariat avec les pays africains pour lutter contre le terrorisme et garantir la liberté de circulation dans l’océan Indien.
Assurer la sécurité des ressources et de l’énergie de l’Inde.
Où et comment l’Inde est-elle la plus active en Afrique ?
Abhishek Mishra observe que l’Inde s’est traditionnellement concentrée sur l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe en raison de sa proximité maritime dans l’océan Indien et de l’importance de la diaspora indienne qui y vit. Au fil du temps, l’Inde a étendu ses engagements à plus de 44 pays grâce à la coopération technique et économique indienne (ITEC) du ministère des Affaires étrangères qui consacre depuis 1964 plus d’un tiers de ses comptes aux pays africains dans quatre domaines : le renforcement des capacités, l’assistance aux projets, les bourses d’études et le renforcement des institutions. Elle a formé plus de 200 000 professionnels civils et de défense dans 160 pays, surtout en Afrique et en Asie. La banque indienne EXIM Bank a consacré 50 % de son financement international, de son assistance technique et de ses programmes de promotion commerciale à l’Afrique. Le plus grand projet numérique d’Afrique, le réseau électronique panafricain, relie les 54 pays d’Afrique à l’Inde ainsi que les pays d’Afrique les uns aux autres pour partager leur expertise dans les domaines des télécommunications, de la médecine, de la santé, de la cartographie des ressources et de la gouvernance électronique.
L’Inde a toujours été perçue comme un allié de confiance en Afrique.
La priorisation de l’Afrique dans les investissements indiens est l’une des raisons pour lesquelles l’Inde a toujours été perçue comme un allié de confiance en Afrique. L’Inde jouit du statut d’observateur au sein du Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA), de la Communauté de développement de l’Afrique australe (CDAA) et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
Dans quels domaines l’Inde estime-t-elle avoir des avantages uniques et où peut-elle apporter une valeur ajoutée à l’Afrique ?
L’Inde a obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne en 1947 et a joué un rôle important dans les mouvements d’indépendance de l’Afrique. Outre Mahatma Gandhi, ses premiers dirigeants (et Premiers ministres), Jawaharlal Nehru sa fille qui lui avait succédé, Indira Gandhi, et son petit-fils, Rajiv Gandhi, ont reçu des dizaines de décorations dans toute l’Afrique pour leur action en faveur de la libération du continent. L’Afrique bénéficie aujourd’hui du soutien de l’ensemble de l’échiquier politique indien.
La plupart des 3 millions d’Indiens d’Afrique descendent de travailleurs indiens sous contrat, amenés en Afrique par les Britanniques au début du 18e siècle. Cependant, bien avant cela, des communautés africaines ont été emmenées en Inde par le biais de la traite arabe des esclaves. Leurs descendants — l’une des populations minoritaires de l’Inde — sont appelés Sidhis.
« Nos collègues africains nous disent que l’Inde n’agit pas et ne parle pas comme un donateur », explique Veda Vaidyanathan. « L’Inde se concentre sur la création d’un espace pour travailler ensemble sur un pied d’égalité, en permettant à la partie africaine d’exercer son autorité et son leadership, tandis que l’Inde facilite les choses ». Le professeur Harsh Pant, vice-président de l’Observer Research Foundation, à New Delhi, partage cet avis. « L’Inde avance l’argument suivant : nous voulons faire partie de votre parcours de développement, mais nous ne voulons pas qu’il s’agisse d’une relation donateur-bénéficiaire. Nous voulons qu’il s’agisse d’une relation entre deux partenaires qui permette de renforcer les capacités et la résilience des pays africains ».
L’inclusion des secteurs privés et des associations professionnelles africains et indiens dans les plates-formes officielles Inde-Afrique renforce l’action citoyenne. Ces groupes ne sont pas tenus à l’écart, mais participent à toutes les délibérations dans le cadre de mécanismes tels que le sommet du forum Inde-Afrique et le conclave Inde-Afrique.
L’Inde tire également parti de son accès unique aux communautés africaines locales. Le projet « Solar Mamas » en est un bon exemple : il s’agit d’une initiative interpersonnelle au Rajasthan, en Inde, créée par le Barefoot College de Tiloniya, ainsi nommée pour refléter son engagement à l’échelle locale. Veda Vaidyanathan explique : « Ce collège forme des femmes issues de communautés démunies en Inde et de villes africaines lointaines en tant qu’ingénieures solaires. Après une formation commune de six mois, elles retournent dans leurs villages pour les électrifier, ce qui leur vaut d’ailleurs le titre de « mamans solaires » ».
« Nous ne voulons pas qu’il s’agisse d’une relation de donateur à bénéficiaire. Nous voulons qu’il s’agisse d’une relation entre deux partenaires. »
En reconnaissant du potentiel de changement de ce projet pour réduire la dépendance aux énergies fossiles, le gouvernement indien a contribué à l’étendre à 36 pays africains. Cette démarche s’inscrit dans les objectifs de l’Alliance solaire internationale de l’Inde, qui vise à aider 733 millions de personnes privées d’électricité, dont la grande majorité se trouve en Afrique, à passer à l’énergie renouvelable.
L’Inde finance également la formation d’un nombre impressionnant d’étudiants africains en Inde ; une pratique mise en place à l’époque de Nehru et maintenue depuis. Les enseignants et les professeurs d’université indiens constituaient également une partie essentielle de la diaspora qui avaient suivi les colons indiens commerçants en Afrique de l’Est et en Afrique australe. Au Sénégal, le premier président, Léopold Senghor, avait établi un échange universitaire entre son pays et l’Inde pour les études indo-africaines, avec le soutien de la Première ministre Indira Gandhi.
La place unique qu’occupent les Indiens en Afrique crée une base solide pour une relation plus importante. Mahatma Gandhi a passé 21 ans en Afrique du Sud où il a inventé ses principes de désobéissance civile. La longue liste des grandes figures de la lutte contre l’apartheid d’origine indienne en Afrique du Sud inclut sa petite-fille, Ela Gandhi, ainsi que Fatima Meer, Ahmed Kathrada, Amina Cachalia et Frene Ginwala. Parmi les Indiens-Africains, figures de proue dans les mouvements de démocratisation en Afrique, on peut citer : Anirut Jugnath et Navinchandra Ramgoolam (Maurice) ; Nandini Patel (Malawi) ; Manilal Chandaria, Pio Gama Pinto, Fitzval Remedios Santana de Souza et Pheroze Nowrojee (Kenya) ; Rajini Kanabar, JK Chande et Issa Shivji (Tanzanie) ; Wavel Ramkalawan (Seychelles) ; Ahmed Moosa Ebrahim (Zimbabwe) ; et Yash Tandon et Mahmood Mamdani (Ouganda).
Quelles sont les priorités de l’Inde en matière de coopération dans le domaine de la défense et de la sécurité ?
Abhishek Mishra remarque que la défense et la sécurité sont devenues un pilier essentiel des relations entre l’Inde et l’Afrique. Cette réalité a été mise en relief en mars 2023, lorsque les deux parties ont organisé le tout premier conclave des chefs d’État-major des armées Inde-Afrique, parallèlement à la deuxième édition de l’exercice d’entraînement sur le terrain Afrique-Inde (AFINDEX), qui s’est déroulé pendant dix jours à Pune, en Inde. Les deux parties organisent également un dialogue annuel sur la défense entre l’Inde et l’Afrique (IADD), qui coïncide avec l’Exposition Défense de l’Inde (India Defence Expo).
La « Déclaration indienne de Gandhinagar » d’octobre 2022 appelle à l’augmentation des centres de formation militaire professionnelle (FMP) pour les pays africains dans le cadre de l’ITEC. En outre, l’Inde et l’Afrique s’engagent dans « des formations spécialisées et des recherches conjointes dans de nouveaux domaines tels que l’intelligence artificielle, la cybersécurité, les systèmes de munitions, la surveillance maritime, les véhicules sans pilote, l’espace et les technologies de balayage sous-marin », explique Mishra.
L’Inde concentre la majeure partie de son aide à la sécurité sur le renforcement de l’autosuffisance de ses partenaires.
Les marines africaines ont participé aux 47 éditions de l’exercice de partenariat maritime (MPX) organisé par l’Inde dans l’océan Indien occidental. Parmi ses principaux résultats figure un protocole d’accord avec la Tanzanie et le Kenya sur la construction navale et le développement portuaire. « Nous avons également invité des officiers africains à se rendre dans diverses institutions indiennes telles que notre Centre de fusion de l’information (IFC-IOR) et institué une bourse de sécurité Inde-Afrique accueillie par l’Institut Manohar Parrikar d’études et d’analyses de défense », ajoute Mishra. « Nous avons récemment accueilli des boursiers du Kenya et de la Tanzanie et nous inviterons bientôt des officiers nigérians ».
Conformément à sa politique de « développement ensemble et sur un pied d’égalité », l’Inde concentre la majeure partie de son aide à la sécurité sur le renforcement de l’autosuffisance de ses partenaires. C’est ainsi que des techniciens indiens ont été déployés pour renforcer les capacités africaines de réparation et d’entretien des équipements, des installations portuaires, des bateaux, des chars, des canons et des avions. L’Inde fournit également du matériel comme des patrouilleurs offshores, des hélicoptères de combat, des bateaux d’interception et des véhicules blindés.
Que souhaitent encore les Africains et quel est l’avenir des relations indo-africaines ?
Sanusha Naidu, un Indien sud-africain de la troisième génération et associé principal à l’Institute for Global Dialogue d’Afrique du Sud, soutient que « l’Union africaine devrait intégrer des initiatives clés telles que la zone de libre-échange continentale africaine et le nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique dans le partenariat plus large entre l’Afrique et l’Inde. L’Inde est prête à accueillir ce type d’action et de partenariat de leadership ». Aly-Khan Satchu appelle à une « triangulation » plus proche de toutes parts. « Les diasporas indiennes ont une tendance intrinsèque à tendre la main aux gouvernements de leurs pays d’origine et à les mettre en relation avec le gouvernement et le secteur privé indiens. Toutefois, ces possibilités ne sont pas pleinement exploitées et ce n’est que récemment que les collègues indiens et africains se sont engagés dans cette voie avec plus d’intentionnalité ».
« Les diasporas indiennes ont une tendance intrinsèque à tendre la main aux gouvernements de leurs pays d’origine et à les mettre en relation avec le gouvernement et le secteur privé indiens. Toutefois, ces possibilités ne sont pas pleinement exploitées ».
Abhishek Mishra estime que le secteur privé indien devrait se diversifier dans de nouveaux domaines en Afrique, au-delà des domaines traditionnels tels que les produits pharmaceutiques, l’éducation et l’agriculture. « Les pays africains sont également réticents à l’idée de contracter davantage de prêts et préfèrent nettement les investissements directs étrangers. New Delhi devrait proposer des instruments financiers plus innovants pour compléter ce que la banque indienne EXIM continue d’offrir et qui a bien servi les deux parties », ajoute-t-il Veda Vaidyanathan souligne l’émergence d’une tendance selon laquelle les acteurs indiens infranationaux établissent leurs propres relations avec leurs homologues africains. Le partenariat entre le gouvernement de l’État du Kerala, l’Éthiopie et l’Afrique du Sud sur la réduction de la pauvreté et l’autonomisation des femmes en est un exemple. Selon lui, « il existe en Afrique une demande pour l’établissement de plus de relations de ce type, qui peuvent jouer un rôle essentiel dans l’histoire de la croissance du continent ».
À l’avenir, les relations indo-africaines continueront de s’appuyer sur la place unique qu’occupent les Indiens et les Africains dans l’histoire complexe des uns et des autres. « Imaginez la vie quotidienne dans un pays comme le Kenya, le Nigeria, l’Afrique du Sud ou l’Inde et le Pakistan », explique Shobana Shankar. « Leur diversité provient des migrations afro-asiatiques. L’Inde compte également une population africaine en constante augmentation. La façon dont les migrants font entendre leur voix et influencent les sociétés d’accueil, la façon dont les diversités et les cohésions sont gérées, voilà l’histoire de l’avenir ».