Près de soixante ans après les indépendances, en France comme en Afrique, le regard à poser sur la période coloniale fait l’objet de débats pas toujours des plus sereins. Opposant politique à la tête du Parti des Togolais mais aussi président du centre Kekeli-cercle d’études stratégiques sur l’Afrique de l’Ouest, Nathaniel Olympio vient de publier un essai fouillé et aiguisé, Quel avenir pour la France en Afrique ? – Jeunesse africaine en ébullition, dans lequel il pose un regard sans concession sur un débat plus que jamais d’actualité.
Au-delà des constats, cet ancien de Centrale Paris, qui se définit comme éco-entrepreneur, propose des solutions où le rôle de la jeunesse dans les débats politiques devient l’élément central d’un avenir commun. En ligne depuis Lomé, il a répondu aux questions du Point Afrique sur son ouvrage mais aussi sur l’actualité des législatives en France.
Le Point Afrique : Comment analysez-vous la possible arrivée du Rassemblement national au pouvoir en France ?
Nathaniel Olympio : Je ne suis pas surpris par les résultats du premier tour des législatives françaises. Nous assistons, ces quarante dernières années, à une montée fulgurante de l’extrême droite en France comme ailleurs en Europe. Cela ressemble à une consécration. Le Rassemblement national, anciennement Front national, est le seul parti qui n’a cessé de gagner des voix et d’élargir sa base dans le paysage politique français.
De mon point de vue, le terrain a été préparé de longue date par les divers gouvernements successifs pour aboutir à ce résultat, que cela ait été fait consciemment ou pas. Et aussi par certains médias grand public qui ont banalisé les propos extrémistes. Difficile de penser que les politiques français n’aient pas vu venir.
Si les lignes bougent dans nos relations, ce ne sera pas du fait de la politique de Jordan Bardella
Vu d’Afrique, il faut revenir à l’expérience de 1981, lorsque la gauche est arrivée au pouvoir avec François Mitterrand. Beaucoup ont pensé que les relations entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique allaient connaître de grands bouleversements. Or, l’expérience a montré que, gauche ou droite, rien n’a changé dans l’approche de la politique africaine de la France.
Certains dirigeants ont parfois affiché leurs sensibilités personnelles, mais globalement, la politique de l’État français en Afrique est restée la même. Cela ne risque pas de changer avec un gouvernement dirigé par l’extrême droite.
Si les lignes bougent dans nos relations, ce ne sera pas du fait de la politique de Jordan Bardella. Seule la pression de la jeunesse africaine, qui s’est fortement mobilisée ces dix dernières années, peut faire évoluer les choses. C’est la jeunesse qui a conduit l’État français à modifier légèrement sa position sur le franc CFA ou à retirer son armée de certains pays.
Quel pourrait être l’approche du Rassemblement national concernant la présence militaire française en Afrique ?
Je ne pense pas que l’arrivée de l’extrême droite conduira à la fermeture des bases militaires françaises sur le continent parce que cette présence militaire constitue l’ADN de la politique africaine de la France. La preuve en est que l’armée française vient de se doter d’un commandement pour l’Afrique, à l’exemple de l’Africom américain ! À LIRE AUSSI Le silence de l’Afrique de l’Ouest sur l’extrême droite en Europe
Sur ces deux sujets fondamentaux, je ne suis pas certain que l’extrême droite pourra faire différemment. D’autant que nous avons noté la proximité, par exemple, entre Marine Le Pen et l’ancien dictateur du Tchad, Idriss Déby Itno. Cela suggère que le soutien à certaines dictatures ne disparaîtrait pas sous un gouvernement dirigé par le RN. La doctrine française ayant toujours été d’opter pour la stabilité dans son pré carré, quitte à soutenir des présidents qui ne s’embarrassent pas des droits de l’homme.
Nombreux sont ceux qui voient dans la possible victoire du RN aux législatives, au soir du 7 juillet, une chance pour le continent d’asseoir sa souveraineté. Quel est votre regard sur ce sujet ?
Je ne suis pas certain que la victoire du RN, au 7 juillet au soir – sachant qu’un sursaut républicain pourrait encore faire barrage –, se traduise par le désengagement de l’État français vis-à-vis des pays d’Afrique, notamment francophones. Aucun pays européen n’a présenté un programme clair et précis sur ces thèmes, même ceux où l’extrême droite gouverne déjà.
Il existe une rhétorique globale qui revient régulièrement, mais nous n’avons jamais vu, dans un programme du Rassemblement national, des politiques précises sur la question du franc CFA ou la présence militaire française ou l’indépendance économique du continent.
Pourtant, l’ancienne présidente du parti, Marine Le Pen, qui s’est rendue en Afrique à plusieurs reprises, a eu des occasions de s’exprimer sur ces sujets, mais elle n’a jamais formulé de propositions concrètes.
Sur la question migratoire, largement évoquée dans votre ouvrage Quel avenir pour la France en Afrique ?, à quoi faut-il désormais s’attendre avec la montée en puissance de l’extrême droite en Europe ?
C’est la plus grande hypocrisie que nous vivons. D’un côté, l’Europe se barricade pour devenir une forteresse, avec Frontex. De l’autre, les chefs d’États africains font comme si le problème n’existait pas. En même temps, chez nous, on continue à voir l’Europe comme un espace de liberté, d’épanouissement économique et social. Un rêve qu’on nous vend aussi à travers les réseaux sociaux, le cinéma, les médias.
La Grande-Bretagne compte sur le Rwanda pour renvoyer les immigrés, et l’Europe noue des partenariats avec les pays d’Afrique du Nord, avec de graves conséquences humanitaires. C’est une fuite en avant.
On aura beau mettre les meilleures technologies pour surveiller la mer et le ciel, on verra toujours des jeunes Guinéens ou d’ailleurs monter dans le train d’atterrissage d’un avion pour aller en Europe. Nous avons tous fait les bons constats, mais personne n’a le courage de mettre en place les solutions qui s’imposent.
Plus concrètement, il faut regarder ce qu’il se passe en Italie. Malgré l’arrivée de Giorgia Meloni et son gouvernement, les changements de politique par rapport à la question migratoire n’ont pas été spectaculaires. D’ailleurs, il n’y a jamais eu autant d’arrivées de migrants en Italie que depuis qu’elle est au pouvoir, les compteurs ont explosé.
L’Italie n’a pas le même type de relation avec les pays africains que la France mais les choses risquent de ne pas être différentes. Cependant pour le RN, tout l’enjeu sera de donner des gages à son électorat à un peu plus de deux ans de la présidentielle française.
Quelle est la part de responsabilité des dirigeants africains dans ce constat ?
Nos chefs d’État n’ont pas de réelles ambitions pour leur jeunesse. Ils mènent des politiques qui n’apportent que misère à la population. Et quand les gens sont désespérés, ils n’hésitent plus à se jeter dans la gueule de la mer. Et cela dure depuis cinquante ans.
Aucune transformation majeure et durable n’a été engagée. Il serait temps de créer les conditions pour que la jeunesse africaine puisse trouver une voie d’épanouissement. Les solutions existent, les moyens aussi, c’est la volonté politique qui fait défaut.
Ce que nous observons, aujourd’hui, entre l’Afrique et l’Europe, on l’a observé de la même manière entre l’Europe et les États-Unis. Les Européens ont pris des embarcations de fortune pour tenter de rejoindre des cieux plus cléments. Lorsque la situation s’est améliorée dans les pays européens, cela a cessé. Seul le développement peut stopper cette vague.
Comment expliquer la course d’obstacles qu’est devenue l’Afrique pour la France aujourd’hui ?
Le constat est unanime : nous arrivons à la fin d’une époque. La question qui se pose maintenant est de savoir ce qu’il faut faire pour passer à une autre étape. Les dirigeants français n’ont pas encore trouvé la manière de procéder pour faire évoluer leur approche sur les sujets qui nous lient. Il y a une volonté de garder les choses en l’état.
La dimension psychologique doit être également prise en compte. Il existe un verrou psychologique très puissant autour de la relation franco-africaine. Il faut savoir que tout ce qui a été mis en place par la France en direction de l’Afrique, principalement francophone, l’a été dans les années d’après-guerre sous le général de Gaulle.
Il s’agirait, pour les dirigeants français, de remettre en cause cette politique africaine car elle a un coût pour toutes les parties. Les Français l’ont compris mais il semble que tout ne leur a pas été expliqué. La France doit une grande partie de sa puissance – militaire, diplomatique et économique – à son histoire coloniale. C’est un fait.
Depuis le général de Gaulle, aucun président français n’a réussi à projeter la France dans l’avenir au-delà de ses frontières. L’État français doit sortir du doute permanent. Et briser ce tabou pour engager le grand basculement. C’est-à-dire sortir de la logique de domination et bâtir une relation équilibrée, gage d’un partenariat solide et durable.
Avez-vous des solutions concrètes ?
Il faut que les politiques français écoutent la jeunesse africaine, même si ce n’est pas à eux de décider pour l’Afrique. La France n’a jamais été aussi impopulaire, parce que la jeunesse rejette les liens que l’État français entretient avec les dirigeants africains. Ce que les jeunes leur reprochent, elle le transpose sur l’État français qui, par ailleurs, est le soutien essentiel de certains autocrates.
La plus grande réussite des autocrates en Afrique est d’avoir réussi à pousser la jeunesse africaine à rejeter la démocratie
La politique de deux poids deux mesures doit cesser. Quand on voit ce qui se passe au Sahel, la manière catégorique dont la France a rejeté les juntes dans ces pays par rapport au Tchad ou ailleurs, il y a clairement un problème. Concrètement, jusqu’à la présidence de l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta, le Mali était considéré comme un exemple de démocratie. Alors que tout le monde savait que le régime de IBK était frappé d’une corruption ostensible.
En quoi est-il urgent aujourd’hui de se saisir de la question de la démocratie en Afrique ?
Depuis les années 1990, on a promis la démocratie à la jeunesse africaine. Elle y a cru. Trente ans après, dans bon nombre de pays africains francophones, la démocratie s’est traduite par des larmes, de la sueur et du sang. Sans oublier les coups d’État.
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Les fruits de la démocratie sont aujourd’hui amers. La situation est telle que des jeunes considèrent que la démocratie est la pire des choses, parce qu’elle a été dénaturée par les successions dynastiques, elle a été manipulée et complètement transformée au profit de la confiscation du pouvoir. La plus grande réussite des autocrates en Afrique est d’avoir réussi à pousser la jeunesse africaine à rejeter la démocratie.
N’y a-t-il pas un espoir quand on voit les transitions démocratiques réussies au Sénégal, au Cap-Vert, au Nigeria ou encore au Bénin pour rester dans la sous-région ouest-africaine ?
Les situations sont complexes et protéiformes. Le Sénégal suscite une forte attention mais les choses auraient pu basculer aussi. Cela veut dire qu’aucun pays n’échappe à ce système qui a imprégné les états d’esprit dans la sous-région depuis les indépendances. Certes, les coups d’État ne sont plus, pour la plupart, décidés depuis Paris, parfois la France est surprise comme au Niger, dernièrement.
Cela traduit juste une sorte d’émancipation des acteurs politiques du système. Ils se sont autonomisés et prennent les initiatives par eux-mêmes. À un moment donné, les anciens dirigeants se sont cru capables de transgresser les règles de la démocratie en toute impunité.
Même en rejetant la démocratie, les valeurs que la jeunesse recherche, ce sont l’État de droit, le respect des droits humains
Le premier verrou qui a sauté a été la transgression de la limitation des mandats : ça a commencé au Togo, la Guinée d’Alpha Condé y a cédé avant le coup d’État de 2021, et même la Côte d’Ivoire a plongé avec un troisième mandat d’Alassane Ouattara sous une nouvelle Constitution.
Dans ces pays, les dirigeants s’appuient sur la force armée pour s’opposer au peuple. Or, si les trois entités que sont le chef de l’État, l’armée et le peuple ne sont pas en symbiose, le pays ne peut pas se développer parce que deux des entités jouent contre le troisième, souvent le peuple.
Résultat, les pays qui sont un peu plus avancés en démocratie sont sous la pression des autres qui tirent vers le bas toute une région. Faure Gnassingbé a initié la succession dynastique en Afrique de l’Ouest, le président Abdoulaye Wade a failli y succomber.
Du Sénégal au Mali en passant par le Niger ou le Burkina Faso, on entend les mêmes revendications, comment expliquer à la fois ces convergences de luttes et divergences de trajectoires ?
Depuis les années 1960, tous ces pays d’Afrique de l’Ouest, à la seule exception du Sénégal, ont été bouleversés par des turbulences politiques et des coups d’État. Il n’est pas surprenant que tous expriment aujourd’hui les mêmes attentes.
On a brisé le rêve de la jeunesse africaine. Et quand on n’a plus d’espérance, on devient la cible de tous les vendeurs d’illusions. Il est difficile, aujourd’hui, de dire à un jeune en Afrique que la démocratie est un facteur de contribution majeure pour un avenir plus radieux, l’État de droit, les libertés et le respect des droits fondamentaux. D’autant que nous avons d’anciens chefs d’État qui ont bénéficié de ce système démocratique et qui, aujourd’hui, le dénoncent.
Je crois quand même qu’il faut continuer de citer et montrer les bons exemples, les pays qui réussissent dans cette voie, et pousser les autres à passer les étapes. Au final, même en rejetant la démocratie, les valeurs que la jeunesse recherche, ce sont l’État de droit, le respect des droits humains, les libertés individuelles et collectives qui sont les fondements de la démocratie.
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« Quel avenir pour la France en Afrique ? – Jeunesse africaine en ébullition », de Nathaniel Olympio, Jets d’encre, 250 p., 21,80 €.