31 octobre 2023
Sous l’impulsion du président Recep Tayyip Erdoğan, la Turquie a considérablement renforcé ses liens économiques, culturels et militaires avec le continent africain. En deux décennies, Ankara est devenu un interlocuteur régulier et recherché de bien des États, notamment dans la Corne de l’Afrique, le Sahel et le golfe de Guinée. Ce succès est remarquable, d’autant qu’il a fallu s’y faire une place parmi des acteurs internationaux nombreux, les « historiques » (France, Royaume-Uni), mais aussi les « montants » au rang desquelles la Chine, la Russie, les États-Unis, ainsi que l’Inde, le Japon ou encore le Maroc et les Émirats arabes unis. Pour autant, cette présence croissante suscite aujourd’hui autant d’espoir que d’appréhension de la part de certains observateurs. Aura-t-elle un effet stabilisateur, propice au développement, ou, au contraire, provoquera-t-elle des tensions ? Et surtout, quel rôle joue réellement la politique africaine de la Turquie dans sa volonté de devenir l’un des acteurs de la construction du nouveau système mondial ?
Chose peu commune en Afrique, les élections présidentielles qui se sont tenues en mai dernier en Turquie ont été très suivies. Certains dirigeants africains s’inquiétaient en effet des conséquences possibles d’une victoire de Kemal Kilicdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP) opposé à l’AKP (Parti de la justice et du développement), sur la qualité de leurs relations avec Ankara. Il faut dire que le rival du « Reis » s’était prononcé pour un rééquilibrage de la politique étrangère de son pays en faveur de l’Europe et des États-Unis, et ce vraisemblablement au détriment du continent africain. Cependant, avec la nouvelle victoire de Recep Tayyip Erdoğan, les craintes ont vite été levées. La lune de miel entre le continent et Ankara devrait se poursuivre au moins à court et à moyen terme. Plusieurs indicateurs permettent d’apprécier cette relation turco-africaine et de se projeter dans le temps pour anticiper son évolution possible.
Tout d’abord, il faut saluer l’implication du Premier ministre puis président Erdogan en faveur du développement de liens entre la Turquie et l’Afrique. Son engagement personnel s’est manifesté par des tournées nombreuses : avec plus de 40 voyages sur le continent, parfois deux par an, il est donné comme le dirigeant non-africain qui y a visité le plus d’États. Ces déplacements incessants ont grandement facilité le développement d’affinités avec les responsables locaux dans des zones où les relations humaines sont encore au moins aussi importantes que les dialogues institutionnels et techniques entre administrations.
De la même manière, les tournées du président turc ont bénéficié à ses accompagnateurs, qu’ils fassent partie du corps diplomatique, de la classe politique, du secteur privé, d’organisations culturelles et religieuses ou encore de think tanks et d’ONGs pour ne citer qu’eux. Leurs venues fréquentes en Afrique ont entrainé une acculturation rapide et indispensable aux enjeux africains, tout en favorisant là encore l’établissement de liens interpersonnels forts permettant de saisir des opportunités.
Sur le fond, rencontres après rencontres, « Erdogan l’Africain » a séduit ses interlocuteurs en se faisant le chantre du néo-tiers-mondisme, une notion présente dans sa rhétorique africaine depuis de nombreuses années. En 2014, il avait profité d’un passage à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies pour faire connaitre son slogan : « Le monde est plus grand que cinq ». Il y avait également dénoncé « la grande injustice » du système international qui a conduit à ce que le continent africain soit absent du Conseil de sécurité – s’attachant de fait le soutien des panafricanistes les plus vindicatifs.
Outre le charisme et l’intérêt de son président pour l’Afrique, c’est aussi la réussite économique, industrielle et technologique rapide de la Turquie qui a modifié sa perception dans l’esprit des dirigeants africains. Pour nombre d’entre eux, elle est un modèle de développement à l’instar de ce qu’ont été les dragons asiatiques. Mais la Turquie d’Erdogan a pour elle un autre atout que la Corée du Sud, Taiwan, Singapour et Hong Kong n’ont pas : pays à majorité musulmane, elle est la preuve que traditions, islam et progrès sont compatibles.
Sur le continent, la présence effective de la Turquie peut aussi se mesurer au nombre de ses emprises diplomatiques. En l’espace de deux décennies, son réseau diplomatique s’y est considérablement renforcé. Avec 44 ambassades, c’est désormais l’un des plus denses[1]. Ces représentations matérialisent le concept de nation « afro-eurasienne » poussé par le Président turc. Déjà tourné vers les Balkans, l’Asie et les pays turcophones, Ankara a renoué avec la dynamique engagée sous l’Empire ottoman (1290-1919) – une puissance coloniale avant l’heure – et stoppée avec la perte de la Libye à l’issue de la guerre italo-turque (1911-1912). Désormais, la Turquie est membre observateur de l’Union africaine (UA) depuis 2005[2] et a été élevée au rang de partenaire stratégique en 2008[3].
Simultanément à ce « blitz diplomatique », la présence d’Ankara sur le continent s’est développée via son bras armé aérien. Aujourd’hui, Turkish Airlines, levier d’excellence du soft power turc, est l’une des principales compagnies aériennes en Afrique avec plus de 60 destinations desservies – contre quatre seulement il y a 20 ans. Dans le même temps, Istanbul est devenu un hub très fréquenté pour les voyageurs africains venant concurrencer ceux d’Europe, mais aussi du Moyen-Orient.
Des entreprises présentes dans tous les secteurs
S’agissant d’un autre marqueur, celui des échanges commerciaux, leur progression est significative. Ils sont passés de moins de 5 milliards de dollars à plus de 35 milliards de dollars en seulement vingt ans. Si ce chiffre reste modeste en volume en comparaison avec d’autres acteurs (Chine, Union européenne), sa croissance est exceptionnelle. Et la présence du DEiK (Conseil des Relations Économiques Étrangères) en Afrique laisse penser qu’elle se poursuivra. Destiné à favoriser les affaires et les investissements, il est présent dans plus de 40 pays sur les 55 que compte l’UA. Il faut rappeler que jusqu’en 2011, la Turquie n’avait de relations commerciales réelles qu’avec la Libye, l’Égypte et l’Éthiopie…
Pour inscrire cette dynamique positive dans la durée, Ankara a signé un accord-cadre de coopération avec la nouvelle Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) devant stimuler la croissance économique du continent. Ce dernier ne représentant que 10 % de ses exportations, il offre de fait un potentiel de développement à exploiter. Et les autorités turques s’y emploient toujours activement. Le prochain sommet Turquie-Afrique a déjà été programmé pour se tenir sur le continent africain en 2026[4]. Avant, le « Türkiye – Africa Business and Economy Forum » d’octobre 2023 devrait permettre aux entrepreneurs turcs intéressés par l’Afrique d’identifier de nouveaux partenaires et débouchés[5].
À cet égard, avec l’appui de banques nationales comme Eximbank, les entreprises turques sont actives en Afrique. Peuvent être citées Kozuva, Al Bayrak, Summa, Limak ou encore Tosyali. Ces entreprises y font sortir de terre des aéroports (Niger), chemins de fer, centres de conventions (Sénégal), hôpitaux (Somalie), stades (Rwanda)… Dans le domaine de l’énergie, la société turque Karpowership a aussi signé des accords pour que ses centrales électriques montées sur des navires fournissent de l’électricité à plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (Sénégal) et plus récemment à l’Afrique du Sud[6].
Dans le domaine militaire, la coopération s’intensifie aussi. La Turquie a gagné en visibilité en appuyant le GNA (Gouvernement d’Union Nationale) en Libye dès avril 2019. Mais surtout, depuis 2017, Ankara dispose de sa plus grande base militaire à l’étranger en Somalie, pays vitrine de sa politique africaine, où la Turquie gère le port ainsi que l’aéroport de Mogadiscio rénové par ses soins[7]. Ce client de son industrie de l’armement a été rejoint par le Maroc, la Tunisie et l’Éthiopie, tout comme le Niger, le Togo et le Burkina Faso. La qualité et le coût des véhicules de l’industrie de Défense turque sont appréciés. Il en est de même de ses systèmes de drones Bayraktar dont le président prend plaisir à se faire le VRP.
Un soft-power entre islam et médias
Enfin, la Turquie ne néglige pas le champ de l’aide humanitaire ni ceux de la culture et de la religion. Dans ces domaines, ses actions sont menées au plus près de la population, ce qui contribue à renforcer se bonne image sur le continent.
Les acteurs du soft power turcs sont nombreux. Après avoir ouvert son premier bureau en Éthiopie en 2005, la TIKA (Agence turque de coopération et coordination) dispose de 22 représentations sur le continent africain. Au cours des cinq dernières années (2017-2022), la TIKA y aurait mis en œuvre 1 884 projets de développement dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’agriculture, de l’élevage, de l’eau et la restauration de monuments[8].
Liés à l’État turc, les instituts culturels Yunus Emré et les écoles confessionnelles islamiques de la fondation Maarif sont également actifs sur le continent. Ces dernières sont déjà présentes dans 36 pays pour diffuser l’enseignement du turc et de l’arabe. Elles supplantent peu à peu celles de Fethullah Gülen en rupture de ban avec le président Erdogan[9]. En dix ans, la Turquie aurait offert 14 000 bourses (YTB Türkiye Bursları) à des étudiants africains et ils seraient près de 60 000 étudiants en Turquie en 2023.
Dans le domaine de l’influence, outre l’agence de presse Anadolu, notamment présente à Addis-Abeba (Éthiopie) et à Abuja (Nigeria), Ankara peut aussi s’appuyer sur la chaine publique turque TRT. En mars 2023, elle a lancé une nouvelle plateforme d’information numérique : TRT Afrika. Sa vocation affichée est de partager avec le monde entier des histoires authentiques du continent en quatre langues : le anglais, français, swahili et haoussa. Mais dans les faits, sans surprise, elle permet de diffuser un narratif favorable aux intérêts turcs, notamment contre la présence occidentale en Afrique.
Une présence réelle, mais pas encore enracinée
Si la percée et la réussite de la Turquie en Afrique sont réelles, sa capacité à tenir le terrain africain dans la durée n’est pas établie. Elle dépend en grande partie de l’intérêt de ses futurs dirigeants pour cette partie du monde, tout comme de sa situation économique et financière qui conditionne sa liberté de manœuvre en matière de politique étrangère. Dès lors, le développement récent de la présence turque en Afrique semble répondre davantage à des intérêts particuliers que relever d’une politique étrangère structurelle.
Cela a été rappelé, l’évolution de la relation de la Turquie avec l’Afrique est éminemment liée à la détermination de son président actuel ainsi qu’à sa capacité à mobiliser l’AKP et les acteurs économiques du pays[10]. À l’avenir, il n’est pas évident que ses successeurs marquent le même intérêt pour le continent ou qu’ils disposent du même soutien des milieux financiers et industriels pour investir en Afrique.
Sur ce point, si le « grand bond en avant » de l’économique turque a certainement été l’une des grandes réussites du 21e siècle, la situation intérieure est aujourd’hui alarmante : avec une flambée d’inflation que la banque centrale n’arrive pas à contenir, près d’un tiers de la population est menacée de pauvreté ou d’exclusion sociale. Cette réalité devrait conduire le président à se recentrer sur des enjeux intérieurs et à mobiliser ses ressources au profit de sa population dont les attentes sont grandes, surtout après le séisme de février 2023. Dans cette perspective, si l’Afrique restera bel et bien un débouché pour les exportations turques, elle pourrait donc ne plus être une priorité pour Erdogan.
Sur le plan sécuritaire, la Turquie est exposée. Bien que le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) soit diminué, cette organisation a montré récemment avec l’attentat contre la direction générale de la sécurité du ministère de l’Intérieur qu’elle pouvait continuer de poser un problème résiduel. De la même manière, la relation d’Ankara avec ses voisins est loin d’être totalement pacifiée (Syrie, Irak, Iran), d’autant plus que la Turquie prend des positions fortes sur des dossiers extrêmement sensibles dont les implications la dépassent largement (guerre en Ukraine, Haut-Karabagh, Libye, Soudan, Israël et Gaza…). Ses revendications maritimes provoquent aussi des tensions en Méditerranée sur fond de course aux hydrocarbures.
D’ailleurs, ses prises de position, parfois difficilement compréhensives compte tenu de sa place dans l’OTAN, renforcent le camp des États qui se méfient d’Ankara, sans omettre les déclarations extrêmement agressives de dirigeants turcs à l’endroit de pays censés être des partenaires ou des alliés. Dans ce contexte, tant au regard des menaces qui pèsent sur elle que des conséquences de sa politique étrangère, la Turquie devra continuer de consommer une partie sensible de ses ressources à sa sécurité, ce qui obère les moyens à consacrer à sa politique étrangère[11].
S’agissant du continent africain, en définitive, il devrait surtout permettre aux dirigeants turcs de continuer à briller à peu de frais. Ankara y gagne en prestige auprès de la population turque ainsi que sur la scène internationale, tout particulièrement auprès du camp « anti-occidental » qui trouve un écho puissant en Afrique. Et cet appui renforce mathématiquement son poids au sein des instances internationales. Toutefois, sur ce front comme sur d’autres, la Turquie joue à un jeu dangereux. À être présente sur de trop nombreux sujets et sur de trop nombreuses zones géographiques, elle risque de ne plus être efficace ni audible nulle part. C’est possiblement la raison pour laquelle pour se faire entendre, la politique internationale du pays semble céder progressivement à la tentation de devenir une puissance de nuisance.
Or, si les pays du continent africain ont effectivement besoin de renouveler ou d’élargir leurs alliances au profit de leur souveraineté, ils ne peuvent le faire avec des partenaires dont les fragilités viendraient s’ajouter aux leurs. La dégradation de la situation sociale et sécuritaire dans le Sahel peut en témoigner. La grande réussite des dirigeants au Mali et au Burkina Faso aura été de combler le vide laissé par le départ de la France avec davantage de violence, co-créée avec la Russie. Dans ces pays, l’aide au développement a été remplacée par Wagner. Quelle avancée… Dans un autre registre, la Turquie participe également à une réorganisation des partenariats en Afrique. Si sa présence sur le continent profite effectivement à sa balance commerciale et à l’influence de sa diplomatie sur la scène internationale, les effets de la politique « gagnant-gagnant » vantés par le président Erdogan se font attendre.
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[1] Après les États-Unis, la Chine et la France. Pour sa part, Ankara accueille 38 ambassades africaines.
[2] Cette même année, le gouvernement turc a décrété une « Année de l’Afrique ».
[3] Année du premier sommet Turquie-Afrique à Istanbul. Le 2nd s’est tenu à Malabo (Guinée) en 2014.
[4] Il faut se souvenir que la précédente édition de 2021 avait remporté un grand succès avec la présence de représentants de 54 pays dont 16 chefs d’État accompagnés par 102 ministres.
[5] Ce rendez-vous est régulièrement organisé depuis 2016. Une autre édition s’était tenue en 2018.
[6] Ces centrales sont amarrées au large des côtes et directement branchées sur le réseau national, fournissant entre 30 MW et 470 MW par navire.
[7] La Turquie est particulièrement présente en Somalie depuis la crise alimentaire de 2011 et le déplacement historique du Président Erdogan. A cette occasion, elle a apporté une aide alimentaire précieuse malgré un climat sécuritaire dégradé.
[8] Citons la réhabilitation de l’ancien port ottoman de Suakin au Soudan. La Turquie participe également à la construction de mosquées, tant dans des pays musulmans (Mali) que dans des États où le christianisme domine. A Accra (Ghana), « une grande mosquée du peuple », édifiée dans le style des mosquées ottomanes d’Istanbul, a été ouverte en 2017.
[9] Cette organisation est tombée en disgrâce, devenant même, après la tentative de coup d’État de 2016, une instance considérée comme une organisation terroriste par le gouvernement turc.
[10] Cette « personnification » peut s’illustrer avec la publication de l’ouvrage de Mohamed Nda, journaliste et écrivain, Recep Tayyip Erdogan, ami de l’Afrique.
[11] La question sécuritaire inclut l’accès à l’énergie. Disposant de très peu de ressources sur son territoire, la Turquie dépend de la Russie et de l’Iran et cherche à diversifier ses approvisionnements en se rapprochant du Qatar, de l’Azerbaïdjan et de l’Irak. C’est également dans cette perspective qu’il faut lire l’activisme diplomatico-militaire de la Turquie en Méditerranée orientale et en Libye.